18 avril 2023

Tourisme et décroissance : vers une inévitable mutation de notre rapport au voyage

Décroissance et changements de paradigmes

Si l’avenir de la planète vous préoccupe, vous avez probablement déjà un peu entendu parler du mouvement de la décroissance, surtout depuis quelques années, puisque ses idées ne cessent de gagner des appuis. Quels sont les fondements de cet appel à une décroissance conviviale? Le tourisme tel qu’il existe est-il compatible avec les idées de la décroissance? Quelles voies ce secteur pourrait commencer à emprunter afin d’entreprendre une transformation en profondeur de ses pratiques et quelles seraient les actions à mettre en place ou la direction à emprunter afin de commencer cette inévitable mutation de notre rapport au voyage?

La décroissance, un appel à rompre avec l’économie traditionnelle

Aux débuts des années 2000, des intellectuelles et intellectuels en France lancent un appel à une « décroissance » face à l’idéologie de la croissance. L’objectif est de dénoncer la course effrénée à la production de biens et de certains services, néfaste à la biosphère et puissante créatrice d’inégalités socio-économiques. Les « objecteurs de croissance » émettent de facto une critique radicale d’indicateurs économiques comme le produit intérieur brut (PIB) ou les points de croissance qui sont l’objectif tant des entreprises que de la très grande majorité des États. Il s’agit d’une attaque frontale du « sacré » pour reprendre les mots de l’économiste Serge Latouche, considéré comme le père du mouvement (1).

Les fondamentaux de la décroissance conviviale

Il n’est pas possible de couvrir ici le très large éventail de sujets que les idées de la décroissance couvrent, mais il faut retenir que ce mouvement ne s’intéresse pas seulement aux aspects économiques de nos sociétés de croissance et à leurs graves conséquences (perte de la biodiversité, pollution, surexploitation, inégalités). La décroissance conviviale est à la convergence de plusieurs valeurs et mouvements progressistes. En outre, elle est bien évidemment extrêmement critique du néolibéralisme, l’idéologie économique qui coordonne le capitalisme et qui vise à créer, entre autres, « un environnement qui favorise les mouvements de capitaux, la dérégulation des marchés, la réduction du rôle de l’État, des dépenses publiques et de la fiscalité (en particulier au bénéfice des entreprises) » (2).  La décroissance conviviale, et donc planifiée de manière démocratique, est un chemin vers des sociétés postcroissance, elle n’est pas la fin, mais le moyen. Le but ultime de la décroissance, c’est de préparer nos sociétés à « prospérer sans croissance », comme l’a dit l’économiste Tim Jaskson. C’est une économie du bien-vivre, conviviale. En ce sens, elle reprend le concept autochtone du buen vivir (ou vivir bien) cher à de nombreuses communautés sud-américaines. La décroissance propose donc de « produire moins, partager plus, décider ensemble » pour citer le sous-titre du livre Guérir du mal de l’infini du professeur et chercheur à HEC, Yves-Marie Abraham.

Enfin, il est extrêmement important de préciser que la décroissance conviviale n’est absolument pas l’équivalent de la récession économique dans l’économie capitaliste. Alors que la première vise une trajectoire démocratique et juste, la seconde est subie et donc non démocratique, elle est surtout dommageable pour les communautés et les individus les plus vulnérables. La décroissance, ce n’est donc pas reculer, c’est faire un pas de côté pour réussir à vivre sur une planète dont nous aurions cessé de justement rendre très difficilement vivable pour de très nombreuses formes de vie, incluant notre espèce.

Décroissance illustré par un éléphant et un escargot

Source (4) : Bàrbara Castro Urío

Le tourisme, un secteur fortement montré du doigt 

Sur la question du voyage, la décroissance propose de décoloniser nos imaginaires occidentaux, c’est-à-dire de nous débarrasser de nos habitudes et réflexes mentaux, indissociables du système économique dominant. Par conséquent, la décroissance envisage de revoir notre relation au voyage, puisqu’actuellement, celui-ci est devenu la matérialisation d’un certain statut social. En effet, malheureusement, cette frénésie de voyage, outre le fait qu’elle soit un sport de riches à l’échelle planétaire (90 % des êtres humains ne sont jamais montés dans un avion) (5), a des conséquences environnementales et socio-économiques très importantes. Par exemple, selon une étude scientifique parue dans la revue Nature Climate Change en 2018, le secteur du tourisme représente 8 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’échelle mondiale (6). Mais ce n’est pas tout, dans un livre publié en 2022, l’essayiste français Henri Mora dénonce les impacts sur l’artificialisation de la nature, la surfréquentation des sites, l’altération des rapports humains, la folklorisation des populations, la construction de grands projets inutiles, la hausse des prix de l’immobilier, etc. (7). Bref, logiquement, étant un secteur clé du système économique en place, le tourisme n’échappe à ses graves conséquences sur la biosphère et sur les communautés. (Voir aussi Surtourisme, Communauté d’accueil, Acceptabilité sociale et Embourgeoisement)

La décroissance et sa vision du voyage

Face à cette envie de voyages, en très grande partie le fait d’une petite proportion de la population mondiale, le mouvement de la décroissance (et il n’est pas le seul) propose plusieurs avenues :

  • Des quotas de voyage en avion, non échangeables. Chaque être humain aurait une quantité limitée de kilomètres pouvant être parcourus en avion durant une vie. Ce quota serait établi en fonction des constats de la science. Il y a donc là une question d’équité et de suffisance énergétique.
  • Une interdiction de la publicité faisant la promotion des voyages non compatibles avec la préservation des conditions viables au maintien de la vie sur la planète. (Voir aussi Communication responsable et Écoconception)
  • Au contraire, des incitatifs aux voyages aux échelles locale, régionale et nationale, mais en ayant recours à des moyens de transport à faibles émissions de GES, comme le train. Cela impliquerait forcément des politiques d’investissements massifs dans la mobilité sur rail en Amérique du Nord, d’autres régions de la planète étant très en avance sur ce point. (Voir aussi Mobilité durable, Mobilité active et Mobilité partagée)
  • Une forte réduction du temps de travail, ou plutôt, une libération d’heures disponibles et plus de temps de loisir, comme le suggère Timothée Parrique dans une entrevue récente pour le média Blast (8).
  • Voyager lentement. En effet, en écho au point précédent, une libération d’heures disponibles permettrait d’organiser des voyages lents, bénéfiques tant au niveau de l’expérience que pour la biosphère. Imaginez pouvoir partir 3 mois au lieu de 2 ou 3 semaines… (Voir aussi Tourisme lent)
  • Une réflexion démocratique sur le potentiel touristique d’un territoire et sur la manière de l’habiter, de l’ouvrir à la visite aux autres, tout en le protégeant d’une dynamique de croissance économique. L’exemple de la plage de Cap-Aux-Oies dans Charlevoix est une très belle expérience en ce sens, puisque des étudiant-e-s d’HEC ont mené à l’été 2022 une analyse de ce site dans une vision décroissantiste (9).
  • Une autolimitation de la production et donc de l’offre de voyages, sur le modèle de ce qu’il commence à se faire dans d’autres secteurs. Par exemple, de petits entrepreneurs au Québec ont sciemment choisi de limiter leur production, comme la microbrasserie Auval (10), à Val d’Espoir en Gaspésie (11) ou encore la fromagerie Jac le Chevrier (12) à Saint-Flavien.

Comme nous venons de le rappeler, le secteur du tourisme n’aura pas le choix d’opérer une profonde mutation en phase avec les impératifs de protection des conditions permettant une vie agréable sur la planète. La question du choix n’existe pas en réalité, car les lois de la physique ne négocient jamais. Dans cette optique, une vision décroissantiste du voyage est plus que nécessaire, car elle apporterait d’importants bénéfices sur très nombreux aspects, tout en réconciliant nos sociétés avec le voyage, certes lent et à l’échelle humaine, mais synonyme d’une expérience profonde, reposante, en reconnexion avec les rythmes naturels. Après tout, les êtres humains ont, durant des dizaines voire des centaines de milliers d’années, utilisé leurs jambes pour parcourir des milliers de kilomètres.

Polémos

Au début de la décennie 2010 et en parallèle d’une prise de conscience grandissante au sein du grand public de l’accélération des grands problèmes environnementaux et socio-économiques, les idées de la décroissance vivent une nouvelle vague d’intérêt. Quelques années auparavant, en 2007, des universitaires et des intellectuels et intellectuelles avaient créé le Mouvement québécois pour une décroissance conviviale. Une décennie plus tard, ces idées ont le vent en poupe au Québec et dans d’autres régions du monde. Deux festivals ont eu lieu à Montréal avant la crise de la Covid. Polémos, le groupe de recherche indépendant sur la décroissance a été créé en 2020, un groupe militant existe à Québec et à l’échelle supranationale, même le Groupe d’experts intergouvernemental pour l’évolution du climat (GIEC) en fait mention à plusieurs reprises dans ses 2e et 3e volets de son 6e cycle de rapports publiés en 2022. Soulignons également que les fondements théoriques de la décroissance sont enseignés à HEC Montréal (aux trois cycles universitaires) et à l’Université Concordia. Enfin, c’est sans compter les centaines de publications scientifiques publiées sur le sujet et les dizaines de livres rédigés dans plusieurs langues (12) par des équipes de recherches et des personnes très impliquées avec des communautés partout sur la planète

Texte de Jérémy Bouchez, membre du comité scientifique de Polémos Décroissance / Décroissance

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Pour aller plus loin :

Lecture

Polémos, postcroissance, limite et écologie pour un monde ouvert et soutenable

Balados

Réflexions sur « Prêts pour la décroissance? »

La décroissance est-elle possible?

Lire aussi :

L’acceptabilité sociale : mettre l’accent sur les besoins des communautés pour des projets durables et respectueux

Communication responsable : quand les babines suivent les bottines

Sources :

(1) Guérir du mal de l’infini : Produire moins, partager plus, décider ensemble, Yves-Marie Abraham (2019)

(2) Néolibéralisme, Le Monde Diplomatique (2023)

(3) De la décolonisation de nos imaginaires, Polémos (2020)

(4) Quand la décroissance fait son entrée au parlement

(5) Faut-il arrêter de prendre l’avion?, Alternatives Économiques (2019)

(6) The carbon footprint of global tourism. Lenzen et al., Nature Climate Change (2018)

(7)Désastres touristiques : Effets politiques, sociaux et environnementaux d’une industrie dévorante, Mora et Amorós (2022)

(8) Ralentir ou périr : À quoi ressemblerait une société de décroissance? Entrevue avec Timothée Parrique, Blast (2022)

(9) Le potentiel de la décroissance à Cap-aux-Oies, Le Charlevoisien (2022)

(10) Site internet de la microbrasserie Auval (2023)

(11) Une brasserie qui prône la décroissance, Radio-Canada (2021)

(12) Jac Le Chevrier, Goûtez Lotbinière au fil des saisons (2023)

(13) Academic Articles, Timothée Parrique (2023)

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